5.4.11

La mer à la montagne, la montagne à la mer...



Je voudrais pas crever, avant d'avoir connu les chiens noirs du Mexique, qui dorment sans rêver
Les singes à cul nu, dévoreurs de tropiques, les araignées d'argent, au nid truffé de bulles
Je voudrais pas crever,sans savoir si la lune, sous son faux air de thune, a un coté pointu
Si le soleil est froid, si les quatre saisons, ne sont vraiment que quatre
Sans avoir essayé de porter une robe sur les grands boulevards
Sans avoir regardé dans un regard d'égout
Sans avoir mis mon zobe dans des coinstots bizarres


Je voudrais pas finir, sans connaître la lèpre, ou les sept maladies qu'on attrape là-bas
Le bon ni le mauvais ne me feraient de peine si je savais que j'en aurai l'étrenne
Et il y a aussi tout ce que je connais, tout ce que j'apprécie, que je sais qui me plaît
Le fond vert de la mer, où valsent les brins d'algues sur le sable ondulé
L'herbe grillée de juin, la terre qui craquelle, l'odeur des conifères, et les baisers de celle
Que ceci que cela
La belle que voilà, mon Ourson, l'Ursula
Je voudrais pas crever, avant d'avoir usé sa bouche avec ma bouche, son corps avec mes mains
Le reste avec mes yeux, j'en dis pas plus faut bien rester révérencieux

Je voudrais pas mourir sans qu'on ait inventé les roses éternelles, la journée de deux heures
La mer à la montagne, la montagne à la mer
La fin de la douleur, les journaux en couleur
Tous les enfants contents, et tant de trucs encore qui dorment dans les crânes des géniaux ingénieurs
Des jardiniers joviaux, des soucieux socialistes, des urbains urbanistes, et des pensifs penseurs
Tant de choses à voir,à voir et à z-entendre
Tant de temps à attendre, à chercher dans le noir

Et moi je vois la fin
Qui grouille et qui s'amène
Avec sa gueule moche
Et qui m'ouvre ses bras de grenouille bancroche

Je voudrais pas crever
Non monsieur non madame
Avant d'avoir tâté
Le goût qui me tourmente
Le goût qu'est le plus fort
Je voudrais pas crever
Avant d'avoir goûté
La saveur de la mort..


Boris Vian

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