19.4.11


C'était une belle journée de printemps, une de celles où on se retrouve à flâner des heures dans un parc, à refaire le monde sur une terrasse, ou à siroter un rosé sur la table du jardin. Après quelques heures passées à végéter devant des émissions débiles en bouffant des corn-flakes un peu mous, je finis par me dire qu'il serait quand même pas trop con de mettre le nez dehors. Rassemblant alors mon courage en même temps que mes fringues sales, je me mis en route vers le salon-lavoir. (oui parce qu'ici en Belgique, les lavomatic sont des salons-lavoirs. Même odeur de lessive, mêmes visages collés contre les vitres des machines, mêmes murs gris, mais ça s'appelle un salon-lavoir. C'est plus chic.)
Tous les jours (oui enfin...parfois) en rentrant de la fac, je passe avec le bus bondé devant un bouquiniste, qui a dû réfléchir longtemps avant de trouver le nom de sa boutique. Soldeur sachant solder, qu'il s'appelle. Quand on passe devant, on ne voit que des livres. Des bacs remplis de bouquins jaunis, avec écrit au feutre, sur une feuille scotchée à la caisse "Tout à 1€" .
Ayant malgré moi hérité du gène de fouilleuse de poubelle que m'a transmis ma mère (la moitié du mobilier de la maison dans laquelle j'ai grandi vient des encombrants, et elle pousse même l'audace jusqu'à descendre de voiture à un feu rouge pour aller piquer des vieilles chaises à un bistrot, un immense sourire éclairant son visage) , je décidai alors d'aller voir ce qu'il avait dans ses étagères, ce soldeur sachant solder.
Le long du mur de gauche, dans l'entrée, des livres jusqu'au plafond. Et sur le mur de droite. Et quelques tas par terre.
Je m'enfonçai dans la pièce tapissée de mots, et me dirigeai vers une des étagères. Je pris un livre dont le titre attira mon attention. Ego oblige, ce fut Lady L, de Romain Gary. Quand j'étais enfant, j'étais persuadée que le prénom que mes parents m'avaient donné, j'étais la seule à le porter. Alors dès qu'on parlait d'une Louise, j'étais sûre que c'était moi (j'étais aussi persuadée d'avoir inventé le mot "impressionnant", et quelle ne fut pas ma surprise de voir à quel point le vocabulaire se transmettait vite en voyant Patrice Laffont utiliser MON mot dans Fort Boyard).Du coup, le titre de Lady L m'a attirée, direct.
Puis, en rentrant, j'ai commencé à lire. Et trois jours durant, j'ai pas arrêté.
Un récit emballant, des personnages romanesques à souhait (et pas dans le mauvais sens du terme), et des passages qui te coupent la chique, du genre de "La terre entière prenait de plus en plus cet air usé des filles que trop de mains ont déshabillées.", ou "Les Italiens, des amateurs de bel canto qui s'ignoraient et qui voulaient faire de l'humanité un chant d'amour et de beauté, et vivre les opéras qu'ils sentaient en eux; ils portaient tous la marque de cette aristocratie du coeur et de cette distinction des sentiments qui remplaçait simplement par Dame Humanité cette autre Dame que chantaient les troubadours à l'époque de l'amour courtois; ils faisaient de l'homme un objet de culte et de leur foi politique une église", ou, "si les hommes cédaient à ce qu'il y a en eux de plus humain, il y a longtemps qu'on ne serait plus des hommes".
On y voit des vieilles mendiantes recouvertes d'émeraudes par des anarchistes idéalistes, des orchestres tziganes, des bombes dans les parlements, des hommes qui meurent pour leurs idées, des amours impossibles, des citations de Karl Marx, des yeux sombres et des bordels, l'humanité comme une rivale.

Et on referme le livre en rêvant aux yeux sombres, aux bombes dans les parlements, aux belles idées qui font face bien trop peu de temps aux désillusions, aux meurtres passionnels et aux textes que l'on déclame à une assemblée, le poing levé.

9.4.11

Métro ligne 6, direction Simonis


Lundi matin, 9h. Alors que des centaines d'ombres sosies se pressent contre les portes du métro, la 5e de Beethoven tente tant bien que mal d'apaiser les esprits échaudés. Le retour des beaux jours, sous la terre, ne donne pas le sourire. Quelle que soit la saison, toujours la même lumière blafarde, qui vous plonge dans une demi-nuit, un demi-sommeil. Hagards, irrités, aveugles, les sosies se pressent d'entrer dans la rame, de pousser d'autres sosies, un peu plus vieux, un peu plus faibles, pour poser leurs séants sur les sièges de plastique. Une fois assis, ils fixent leur regard éteint sur les centaines de mètres de béton qui entourent le tube métallique. On croirait qu'ils y voient leur avenir tant ils sont absorbés dans la contemplation des tube néon qui défilent là, en haut des murs de béton.

Et puis, au milieu de tout cet ordre, une petite silhouette. frêle, un peu courbée, pas très stable, pas très propre. Deux yeux noirs, brillants, rieurs, moqueurs parfois. Un pull multicolore, de ceux que l'on retrouve dans son grenier. On croirait qu'il sort de l'eau tellement la laine semble lourde, tant elle semble s'étirer jusqu'aux genoux maigrichons. 12 ans au bout d'un bâton, les mains sales, et le regard pénétrant. Entre ses deux bras, un accordéon diatonique, large deux fois comme le torse du petit homme.

D'un bond léger, il se fait une place dans la rame, juste à côté de la grande rampe, en plein milieu. Éclairant son visage d'un sourire un peu grisâtre, il commence à faire courir ses doigts sur les touches. Et là, les notes s'envolent, on les entend plus fort que Beethoven, plus fort que les soupirs, plus fort que le frottement entre elles des sacoches en cuir, plus fort que les petites toux gênées. Les accords s'enchaînent, s'envolent, dépassent le plafond de béton, paraissent à l'air libre et font entrer, le temps d'un morceau, les rayons du soleil dans la rame de la ligne 6, direction Simonis.

Il termine son morceau, un sourire toujours accroché aux lèvres, et, avec la grâce et l'assurance d'un commissaire-priseur, entonne la phrase que son père lui a certainement apprise: "Alli meussieurs-dames, avot bonne coeur! Alli,alli! Merzi meussieurs-dames!"
Ils sont timides, les messieurs-dames. On vient de leur offrir quatre minutes de grâce, et ils fixent la pointe de leur chaussure, prennent un air passablement énervé, sont soudain assaillis de messages sur leur répondeur, ou entreprennent la contemplation d'une mèche de leur cheveux.

Et pourtant, certains, le sourire aux lèvres, tendent une pièce et disent un "merci" plein de soleil. Le visage du gamin s'illumine alors davantage, et il crie un grand et beau "Merzi", et ça ressemblerait presque à une chanson.
Une pièce serrée dans mon poing, j'attend qu'il arrive à ma hauteur. On arrive gare du midi, faut pas le louper. Il s'approche de moi, et je m'empresse de faire tinter très fort la pièce de 2euros au fond de son gobelet en plastique.


(la photo n'est pas de moi, bien sûr... elle vient de )

5.4.11

La mer à la montagne, la montagne à la mer...



Je voudrais pas crever, avant d'avoir connu les chiens noirs du Mexique, qui dorment sans rêver
Les singes à cul nu, dévoreurs de tropiques, les araignées d'argent, au nid truffé de bulles
Je voudrais pas crever,sans savoir si la lune, sous son faux air de thune, a un coté pointu
Si le soleil est froid, si les quatre saisons, ne sont vraiment que quatre
Sans avoir essayé de porter une robe sur les grands boulevards
Sans avoir regardé dans un regard d'égout
Sans avoir mis mon zobe dans des coinstots bizarres


Je voudrais pas finir, sans connaître la lèpre, ou les sept maladies qu'on attrape là-bas
Le bon ni le mauvais ne me feraient de peine si je savais que j'en aurai l'étrenne
Et il y a aussi tout ce que je connais, tout ce que j'apprécie, que je sais qui me plaît
Le fond vert de la mer, où valsent les brins d'algues sur le sable ondulé
L'herbe grillée de juin, la terre qui craquelle, l'odeur des conifères, et les baisers de celle
Que ceci que cela
La belle que voilà, mon Ourson, l'Ursula
Je voudrais pas crever, avant d'avoir usé sa bouche avec ma bouche, son corps avec mes mains
Le reste avec mes yeux, j'en dis pas plus faut bien rester révérencieux

Je voudrais pas mourir sans qu'on ait inventé les roses éternelles, la journée de deux heures
La mer à la montagne, la montagne à la mer
La fin de la douleur, les journaux en couleur
Tous les enfants contents, et tant de trucs encore qui dorment dans les crânes des géniaux ingénieurs
Des jardiniers joviaux, des soucieux socialistes, des urbains urbanistes, et des pensifs penseurs
Tant de choses à voir,à voir et à z-entendre
Tant de temps à attendre, à chercher dans le noir

Et moi je vois la fin
Qui grouille et qui s'amène
Avec sa gueule moche
Et qui m'ouvre ses bras de grenouille bancroche

Je voudrais pas crever
Non monsieur non madame
Avant d'avoir tâté
Le goût qui me tourmente
Le goût qu'est le plus fort
Je voudrais pas crever
Avant d'avoir goûté
La saveur de la mort..


Boris Vian