18.10.10

Sanguijuela




La journée avait été torride. Les lingères n’avaient de cesse de replonger les draps dans les bacs d’eau claire avant que la chaleur ne sèche le savon en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Les travailleurs des champs avaient nourri le blé de leur sueur, cette sueur qui donne à la bière le gout âpre que tout le monde lui connaissait ici. Les cheveux se collaient dans les nuques, et sous les aisselles velues, des gouttes perlaient pour former des auréoles trempées, sur les chemises et les robes. Les enfants s’étaient promenés nus jusqu’à ce que, à la tombée du jour, la première ombre de la nuit rafraîchisse leur peau cuite par le soleil.

Et lui, toute la journée, il avait peint. Il avait posé son chevalet, celui qu’il avait acheté en France, sa palette et ses huiles devant la place centrale, et de maints gestes répétés, avait peint. Il peignait comme personne, ajoutant parfois un éclat d’orage au ciel, de l’énergie dans le battement d’ailes d’un oiseau, un éclat de colère dans l’œil d’une vieillarde. Mais ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était les autoportraits. Alors, toute cette journée torride sur la place, il la passa à se peindre. Il se peignit noyé dans une foule. Il se peignit observant cette foule dansante, sautillante, bousculante. Il n’était certes qu’un détail du tableau, mais un détail qui lui pris l’après-midi entière, tant et si bien qu’il ne la vit pas passer derrière son chevalet, le caressant de ses mains légères, remplissant son gobelet d’orangeade ou de bière fraîche. Il ne vit pas le balancement de ses hanches, les ondulations noires de ses cheveux, n’entendit pas le froissement de tissu de sa jupe. Il ne la voyait plus.

Et pourtant, elle la soignait, son orangeade. Elle la préparait exprès pour lui, son peintre, son artiste à elle, et y ajoutait toujours la dose parfait de rhum, pour que l’ivresse ne soit que créatrice. Elle venait, puis repartait, respirait un peu l’odeur de son cou, la chaleur de son dos, et repartait. Elle l’aidait dans son œuvre, s’effaçait derrière l’œuvre, la respectait comme on respecte un ancêtre.
Mais voilà. Aujourd’hui, il avait fait trop chaud. Le soleil l’énervait. Elle ne le supportait pas. Il lui donnait trop chaud, rendait sa chevelure trop lourde. Elle qui aimait tant marcher pieds nus, la terre avait été si brûlante aujourd’hui qu’elle avait dû mettre des chaussures qui lui enserraient la cheville, lui faisaient mal aux orteils. Les épaisseurs de sa longue jupe se collaient à ses cuisses et cela l’agaçait prodigieusement. Et, à chaque aller et retour vers la place, entre deux corvées, elle était éblouie par la blancheur de la toile de l’homme, appliqué sur deux centimètres carrés depuis le début de l’après midi. Et puis, tout compte, cela faisait tant d’après midi que cela durait. Elle avait essayé, pourtant, de s’en détacher. elle aurait voulu le perdre. Se réveiller un matin, ouvrir un œil puis deux, retourner les draps, éventrer les oreillers, et ne plus le trouver.
Mais il était toujours là, dans un coin de sa chambre, dans l’odeur de ses draps, l’attendant au coin de la rue, dans un sourire, une exclamation, une image. Il lui collait à la peau comme la poisse sur la bouche d’un bébé.

Alors, il fallait de la violence. Sa mère lui avait toujours dit « les hommes, on les arrache de sa peau comme des sangsues. » Et lorsqu’elle évoquait la douleur et la cicatrice d’une morsure de sangsue, elle lui répondait simplement qu’elle les lui avait toujours guéri.
Ce soir, d’un grand coup sec, en emportant peut-être au passage des morceaux de sa chair, elle arracherait la sangsue.

L’orchestre s’était rassemblé sur la place. Dans la moiteur du soir tombant, tout le village s’était réuni sur ses pavés, pour transpirer une dernière fois au son des guitares. Les mains pleines de cornes accordaient les instruments pendant qu’elle descendait un verre de vin à la verticale dans son cou délicat. Il lui fallait du courage pour aller jusqu’au champ de bataille. Ce soir, elle livrerait son dernier combat, et n’abandonnerait qu’une fois l’ennemi mordant la poussière.
Elle arborait son maquillage de guerrier, celui que l’on réserve aux combats mortels. Le khôl enflammait son regard, et le sang montant à son visage faisait rougeoyer ses joues. Elle avait mis sa grande jupe, celle de sa mère, celle qui renfermait des épaisseurs infinies de tissu, que l’on faisait claquer sur les cuisses et qui brûlait les yeux de ses couleurs. Une énorme fleur rouge décorait sa tignasse noire, qu’elle avait laissé tomber sur ses épaules, et couler le long de la cambrure de son dos.

Et lui, son peintre, était là, à n’y jeter aucun regard. Il était si sûr de la posséder. Ce soir, il l’aurait toute entière, comme tous les autres soirs. Et il trouvait ça normal.
Alors, quand elle commença à danser, sa seule réaction fût de bomber le torse et de se rengorger, sombre coq, assis sur son banc.
Mais quand, au son de l’accordéon, elle s’approcha de lui, il vit la lueur dans son regard. Une lueur qu’il ne lui avait jamais vu avant, une lueur qui lui fit détourner le regard.
Et les mains frappaient, les guitares chantaient, les accordéons et les violons hurlaient. Et elle dansait, rageusement, follement, sans s’arrêter. Elle s’abandonnait au rythme de la musique, frappait le sol avec ses pieds, comme pour écraser quelque chose. Elle tendait ses bras vers le ciel, puis les jetait vers le sol, et piétinait tout cela avec une rage folle. La sueur perlait à son décolleté, à sa nuque, dans le creux de son dos. Habituellement, il aurait agrippé sa chevelure, comme il l’avait fait maintes fois auparavant, et collé son corps contre elle. Mais ce soir là, il ne bougea pas de son banc.

Elle dansait, elle tournait sur elle-même, et c’était un cri. C’était un hurlement. Son corps hurlait sa liberté. Et elle le regardait, lui, sur son banc, des traces de peintures sur sa chemise, et ce soir ne voyait plus la flamme qu’elle lui trouvait avant dans le regard. Elle arrachait la sangsue, et cela lui procurait un plaisir infini, sensuel, chaud, brûlant et rageur. Elle voulait éclater de rire, mais elle dansait si fort qu’elle ne pouvait que haleter, au rythme des tambourins. Son souffle était court, il était chaud. La moiteur de la nuit était son amante, faisant tourner son corps dans une étreinte enivrante.

Et lui, peintre sans pinceau, regardait tout cela, impuissant, sans rien comprendre à l’affaire, sans pouvoir bouger un seul de ses membres. Et quand le crachat de la jeune fille en flammes s’écrasa à deux centimètres de ses chaussures tachées d’huile, il ne put que l’observer, pour la voir ensuite, en relevant la tête, s’éloigner en courant.

Elle avait arraché la sangsue, et il fallait alors désinfecter tout ça, « à grand coups de rhum », comme disait sa mère.

6 commentaires:

  1. C'est trop bon, j'adore Louise, c'est trop bon. Entre un tableau de Bruegel, et une Esméralda façon Asia Argento.
    You rock sublime girl :D

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  2. Ouaouhhhh...Couleurs, odeurs, claquements de talons et de paumes de mains, même le goût du Rhum je l'ai eu...
    Je sens que je vais relire tout ça avec Carmen à fond dans le casque.
    Merci.

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  3. hé...au fait...il s'appelle bien Toto le peintre?

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  4. Allez, une histoire de Toto: c'est Toto, il est dans l'espace, et après il pète dans sa combinaison, et du coup ça pue.

    Hem. Broum. Hum.

    Bon, bah moi jvais y aller hein...

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  5. Ouais mais Toto il a mangé quoi aussi?
    Le chou-fleur ça devrait être interdit dans l'espace.

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