12.2.11

Les écrivains qui ont recours à leurs doigts pour savoir s'ils ont leur compte de pieds, ne sont pas des poètes, ce sont des dactylographes!




La poésie contemporaine ne chante plus... Elle rampe
Elle a cependant le privilège de la distinction...
Elle ne fréquente pas les mots mal famés... elle les ignore
On ne prend les mots qu'avec des gants: à "menstruel" on préfère "périodique", et l'on va répétant qu'il est des termes médicaux qui ne doivent pas sortir des laboratoires ou du Codex.

Le snobisme scolaire qui consiste, en poésie, à n'employer que certains mots déterminés, à la priver de certains autres, qu'ils soient techniques, médicaux, populaires ou argotiques, me fait penser au prestige du rince-doigts et du baisemain.

Ce n'est pas le rince-doigts qui fait les mains propres ni le baisemain qui fait la tendresse.
Ce n'est pas le mot qui fait la poésie, c'est la poésie qui illustre le mot.

Les écrivains qui ont recours à leurs doigts pour savoir s'ils ont leur compte de pieds, ne sont pas des poètes, ce sont des dactylographes.

Le poète d'aujourd'hui doit appartenir à une caste, à un parti ou au Tout-Paris.
Le poète qui ne se soumet pas est un homme mutilé.

La poésie est une clameur. Elle doit être entendue comme la musique.
Toute poésie destinée à n'être que lue et enfermée dans sa typographie n'est pas finie. Elle ne prend son sexe qu'avec la corde vocale tout comme le violon prend le sien avec l'archet qui le touche.

L'embrigadement est un signe des temps.
De notre temps les hommes qui pensent en rond ont les idées courbes.
Les sociétés littéraires sont encore la Société.
La pensée mise en commun est une pensée commune.

Mozart est mort seul,
Accompagné à la fosse commune par un chien et des fantômes.
Renoir avait les doigts crochus de rhumatismes.
Ravel avait une tumeur qui lui suça d'un coup toute sa musique.
Beethoven était sourd.
Il fallut quêter pour enterrer Béla Bartok.
Rutebeuf avait faim.
Villon volait pour manger.
Tout le monde s'en fout...

L'Art n'est pas un bureau d'anthropométrie !

La Lumière ne se fait que sur les tombes...

Nous vivons une époque épique et nous n'avons plus rien d'épique
La musique se vend comme le savon à barbe.
Pour que le désespoir même se vende il ne reste qu'à en trouver la formule.
Tout est prêt:
Les capitaux
La publicité
La clientèle
Qui donc inventera le désespoir ?

Avec nos avions qui dament le pion au soleil,
Avec nos magnétophones qui se souviennent de "ces voix qui se sont tues",
Avec nos âmes en rade au milieu des rues,
Nous sommes au bord du vide,
Ficelés dans nos paquets de viande,
A regarder passer les révolutions

N'oubliez jamais que ce qu'il y a d'encombrant dans la Morale,
C'est que c'est toujours la Morale des autres.

Les plus beaux chants sont les chants de revendications
Le vers doit faire l'amour dans la tête des populations.

A L'ÉCOLE DE LA POÉSIE ET DE LA MUSIQUE ON N'APPREND PAS
ON SE BAT !


(Léo Ferré, Il n'y a plus rien, 1973)

9.2.11

Et maintenant, vas-tu te taire?




Il est 22h. La nuit s'est déjà levée depuis plusieurs heures sur le ciel bruxellois, mais petit à petit les trottoirs se vident de leurs belles de jour, pour se noircir peu à peu de leurs oiseaux de nuit. La fraîcheur du soir réveille les pensées, et tout semble plus grand, plus froid, plus fort.
En marchant vers la porte de Namur, fuyant le tumulte de la chaussée d'Ixelles et empruntant les ruelles parallèles, je jurerais que mes pas résonnent loin, haut et fort, allant cogner les voitures fuyantes de la Toison d'Or, se diffusant en cercles jusqu'au palais de justice.
J'emprunte finalement la chaussée d'Ixelles, bouillonnante, fébrile, pressée. J'arrive à la station de métro, et prend l'escalator hurlant. Quelques secondes plus tard, un nouveau rugissement, celui de la rame métallique, me sort de mes pensées. Tirant fort sur la poignée, je m'engouffre dans cette cage temporaire perçant avec grand fracas le sous sol bruxellois. Porte de Hal, je sors du tube et remonte au fil des marches vers la surface de la Terre. Je tourne à gauche rue Haute, longe les Chevaliers et entre dans les Marolles.

Ça sent la révolte ici. La révolte froide, endormie. Entre les maisons de briques, dans les rues étroites et tortueuses, on croirait voir des communards distribuer les tracts à la criée. Le palais de justice jette sans pitié son ombre sur les Marolles, entretenant le feu du peuple, empêchant la pluie d'en éteindre la flamme.
Oh, des orateurs, des barricades, des poings levés, cela fait longtemps que l'on en voit plus. Mais discrètement, le quartier opère sa résistance. De la librairie communiste au vendeur sous cape de films érotiques rue des Renards, la riposte s'organise.

Les murs des Marolles hurlent au réveil des peuples.
Ici, "Dieu n'existe pas, et c'est bien là sa seule excuse", là un gigantesque visage de femme peint sur les briques rouges échauffe nos consciences de ses yeux brûlants. Là bas, le béton nous ordonne de "réinventer la lutte".


Je descend la rue de la Plume, et arrive rue de l'Hectolitre. Une silhouette sombre s'approche de moi et me parle. Je ne l'entend pas. Je continue alors ma route sur la place du jeu de balle, et pousse la lourde porte d'un immeuble. Alors que dans mes oreilles, le morceau se termine, et que la porte se referme, j'entends "J'ai pas d'argent!". Seule dans le hall aux murs nus peints en blanc, je me relève de la claque que viennent de m'asséner les Marolles.

Et maintenant, vas-tu te taire?




La vidéo est une chanson des Têtes Raides, reprenant un superbe poème de Kateb Yacine